A croissance exponentielle, ennuis imminents

Une légende des Indes raconte que le roi Belkib promit une récompense à qui lui proposerait une distraction inédite.

Satisfait par le jeu d’échecs présenté par le sage Sissa, le souverain l’interrogea sur ce qu’il souhaitait en échange. Sissa dit au roi de poser un grain de riz sur la première case de l’échiquier, deux sur la deuxième, quatre sur la troisième, et ainsi de suite en doublant le nombre de grains à chaque case, et ­réclama l’ensemble des grains déposés sur la 64e et dernière case du jeu.

Le roi accorda cette récompense sans se douter que tous les royaumes de la Terre mettraient des siècles à produire la quantité de riz correspondant à la récompense demandée. L’ampleur phénoménale d’une quantité doublée 63 fois de suite avait complètement échappé au souverain. L’humanité est en train de vivre dans le réel les conséquences de la fable du roi ­Belkib. Voyons pourquoi.

De nombreux phénomènes physiques, chimiques ou biologiques mettent en jeu une grandeur dont la variation est proportionnelle à elle-même. En démographie ou en économie, le coefficient de proportionnalité se nomme « taux de croissance » et s’exprime habituellement sous forme d’un pourcentage : un taux de croissance de 7 % par an signifie que la grandeur est multipliée par 1,07 chaque année.

Quelle durée faut-il attendre pour qu’elle soit doublée ? Un petit calcul montre que, si le taux de croissance annuel n’est pas trop grand, disons inférieur à 10 %, la durée de doublement s’obtient grâce à une règle simple : exprimée en années, elle est à peu près égale au quotient de 70 par le taux de croissance. Ainsi la durée de doublement d’une grandeur ayant une croissance annuelle de 7 % est voisine de 70/7 = 10 ans.

Propriété difficile à saisir

S’intéresser au doublement d’une grandeur, et à la durée pour le faire, permet de mieux saisir les propriétés d’une croissance régulière. D’abord, comme dans la fable, une ­série de doublements conduit à un accroissement gigantesque de la grandeur concernée en quelques durées de doublement. Ensuite, dans une suite de doublement, la dernière valeur est (quasiment) égale à la somme de toutes les valeurs précédentes.

Appliquée à la consommation, cette propriété signifie qu’avec un taux de croissance de 7 % par an la consommation des dix dernières années (la durée de doublement) dépasse celle de toutes les décennies qui ont précédé ! Si cela vous semble difficile à croire, votre surprise est identique à celle du roi Belkib : le cerveau humain semble difficilement saisir les propriétés d’une croissance exponentielle.

C’est même une de nos plus grandes lacunes car la croissance exponentielle de notre consommation des ressources naturelles est au cœur de nos difficultés actuelles. L’humanité est dans la situation d’une colonie de bactéries dont les besoins doublent régulièrement. Initialement insouciantes, elles s’imaginent que tout va pour le mieux sous prétexte qu’elles ne prélèvent qu’une fraction des ressources de leur boîte de culture. En réalité, dès que la colonie occupera la moitié de sa boîte, elle saturera son espace vital en une ultime durée de doublement bien qu’elle dispose encore de l’équivalent de tout ce qu’elle a consommé dans le passé.

Le rythme d’une croissance exponentielle est tel qu’il n’est nullement nécessaire d’avoir une estimation précise du volume des ressources pour faire une estimation fiable de la durée au bout de laquelle elles ­seront épuisées.

Du coup, croire que la solution à tous les problèmes passe par une croissance renouvelée en permanence est un leurre qui oublie que la Terre est un système fini, que notre croissance exponentielle épuisera beaucoup plus vite que nous l’imaginons. Il existe des lois qui ne se ­votent pas à l’Assemblée, contre lesquelles nul n’aura raison et dont l’ignorance peut conduire à de graves ennuis.

Selon l’astrophysicien Roland Lehoucq, une consommation exponentielle des ressources naturelles épuisera beaucoup plus vite que nous l’imaginons le potentiel de la Terre.

LE MONDE SCIENCE ET TECHNO | 11.07.2017 à 14h00 • Mis à jour le 11.07.2017 à 23h48 | Par Roland Lehoucq (astrophysicien, Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives)

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